LA MONTRE BW
LE TEMPS DE DIRE
Quelques réflexions sur le projet BlackWatch de Patrick Bernatchez par Bernard Schütze
Quel cargo pourrait bien mouiller à la Spiral Jetty? […] Je parie que ce cargo serait une horloge de type très particulier. À leur manière, toutes les horloges sont des labyrinthes, et l’on y pénètre à ses risques et périls.
Avec BW (BlackWatch, 2010), une montre-bracelet noire composée d’un cadran vide et d’une seule aiguille qui mettra mille ans à exécuter une révolution, l’artiste Patrick Bernatchez nous invite à une incursion dans un labyrinthe temporel. Il s’agit de l’élément central de son plus récent groupe de projets, intitulé Lost in Time, dont les œuvres réalisées dans divers médias explorent le temps. Cette montre traite de la quatrième dimension littéralement en étant opérationnelle sur une très longue période (d’un point de vue humain) aussi bien qu’allégoriquement en l’explorant de diverses manières, autant dans ses liens avec l’expérience humaine qu’à travers ce qui dépasse sa portée. Je ferai un premier pas dans le dédale de la montre en m’intéressant à la notion d’un temps performatif puis j’emprunterai un embranchement pour examiner BW en tant que monument dont le matériau est le temps et, enfin, je suivrai la flèche de la fuite du temps vers un horizon où les modes temporels subatomique, cosmique et expérientiel convergent à tout jamais.
Chemin d’entrée
Avec BW, Patrick Bernatchez a recours à une montre-bracelet, soit un objet qui traduit concrètement notre compréhension quotidienne du temps, pour signaler les différentes manifestations du temps qui échappent à la perception humaine ordinaire. Par une modification de la chronométrie conventionnelle (le remplacement de l’horloge usuelle de 60 secondes/60 minutes/12 heures par une seule aiguille qui mesurera un bloc de mille ans), la BW ralentit radicalement le mouvement chronométrique et le rend imperceptible à l’œil humain. Le tic-tac incessant nous porte toutefois à penser que la montre avance alors même qu’elle mesure avec précision le cadre temporel prescrit. En fait, c’est ce changement de paramètres, cet étirement d’unités temporelles rationnellement calculées, qui nous permet de considérer le temps indépendamment de sa relation au mouvement mesuré. Alors que nous observons la BW, nous sommes entraînés dans une contemplation qui englobe à la fois le raisonnable (la visibilité de la montre, sa couleur noire, le tic-tac audible de son mécanisme, la sensation tangible de son boîtier métallique) et le conceptuel (la considération du temps comme dimension complexe qui ouvre la porte à toutes sortes de possibilités temporelles étranges : dilatation du temps, déformations et tunnels spatiotemporels, voyage dans le temps, etc.).
La BW utilise donc un élément perceptible, apparemment ordinaire et reconnaissable, pour nous conduire dans un labyrinthe temporel où le cadran inscrutable du temps prend de nombreuses et étonnantes formes. Comme le temps lui-même, qui n’est pas une propriété matérielle mais plutôt une dimension structurante et une condition d’émergence, la montre, du fait qu’elle n’a pas de cadran, ne devient visible que par les effets qu’elle produit sur ses manifestations spatiales (stase/mouvement, croissance/pourriture, ordre/chaos). En combinant un objet ordinaire et présent avec un espace temporel extraordinaire et abstrait, la BW creuse une crevasse profonde entre perception et cognition, faille qui peut induire un état de vertige temporel.
De ce point de vue, la BW peut être considérée comme une œuvre d’art terriblement performative parce qu’à partir du moment où le mécanisme commence à tictaquer, le principe qui le sous-tend est mis en marche et actualisé. Par la promesse de ses opérations futures, la BW ouvre un champ qui contient toutes les occurrences potentielles et ultimes de sa révolution de mille ans. C’est la performance de l’aiguille en mouvement qui circonscrit le champ temporel de la période. De plus, cette performance provient du déplacement intrinsèque et autonome de l’instrument dans le temps. À cet égard, le temps n’est pas un élément extérieur que mesure la montre, mais il fait partie intégrante de son mouvement continu : la montre contient en elle le temps autant qu’elle se situe en lui.
La performance temporelle de la montre est à la fois pragmatique et futile. Elle est pragmatique puisqu’elle met en application le temps, directement et clairement en activant une chronométrie millénaire inventée qui divorce le temps de sa dépendance au mouvement (le manque de mouvement apparent produit une expérience directe du temps en tant que durée). Elle est futile parce que cette séparation du temps et du mouvement crée de toute évidence une situation qui fait que la montre-bracelet ne peut pratiquement plus servir à aucune mesure fonctionnelle. Après tout, que vaut une montre-bracelet qui mesure un espace de temps qui est imperceptible à tout mortel et qui lui survivra sûrement pendant plusieurs siècles? Le fonctionnement de la BW peut être qualifié de pragmatique uniquement lorsqu’il est considéré dans un domaine esthétique où il sert à révéler le temps dans son aspect immesurable, aberrant, abstrait et perverti. Il offre un aperçu pragmatique (pratique) sur le temps dans ses modalités immesurables, mais non moins réelles. C’est sous cet aspect qu’on peut dire que Bernatchez déploie la BW, et ses projets connexes, pour travailler le temps comme une matière ou un « matériau » artistique.
Bifurcation # 1 : Le temps monumental
La mise en place d’un avenir performatif de mille ans ouvre plusieurs possibilités qui entrelacent des manifestations de toutes sortes dans le tissu temporel. Bien que l’objet soit spatialement non imposant et banal, la BW peut être adéquatement définie, dans sa dimension temporelle, comme un monument dont le médium est le temps. Par son extension millénaire monumentale, l’œuvre agit comme rappel et admonition d’un temps à venir. Comme un monument spatial, cette extension temporelle est conçue pour survivre aux mortels, pour durer sur une période de temps aux proportions historiques et pour constituer le témoignage d’une collectivité, d’un peuple ou d’une civilisation. Dans cet esprit, la BW est en vérité un monument, mais un monument qui (contrairement à la sculpture traditionnelle) fait appel à nous pour rappeler, remémorer, non pas ce qui est passé, mais ce qui doit advenir; c’est un monument au futur, dont les contours seront définis d’ores et déjà par les regardeurs. De plus, la BW est un memento mori actif et plutôt direct qui poursuit lentement son tic-tac, érodant la durée de l’individu et celle de générations pour les siècles à venir.
En inaugurant un vaste champ temporel pratiquement hors mesure, la BW aborde également l’esthétique du sublime dans sa définition kantienne de ce qui est illimité et humainement insaisissable (ou à peine saisissable). Cependant, si la BW renferme les contours du temps vécu individuel, elle en fait également exploser le cadre par sa grande dilatation temporelle. Cette opération complexe, l’œuvre l’exécute efficacement en alliant une dimension temporelle, monumentale et sublime, et une compréhension spatiale, directe et ordinaire, de l’objet qui s’articule finalement autour du temps vécu, expérientiel.
Bifurcation #2 : Le temps de qui et pour quand?
Le temps est la substance dont je suis fait. Le temps est un fleuve qui m’entraîne avec lui, mais je suis le fleuve; c’est le tigre qui détruit, mais je suis le tigre; c’est le feu quime consume, mais je suis le feu.
La BW, et les différents projets qui l’entourent, incarne la vision de Borges du temps comme étant cette chose qui agit sur nous de l’extérieur, en même temps qu’elle nous compose de l’intérieur en étant la « substance » même par laquelle nous sommes et agissons dans le monde. Dans sa conception scientifique abstraite, le temps est non seulement ce qui est plus grand que nous, ce qui nous englobe et finalement nous avale dans son passage (la loi de l’entropie exprimée à la fois dans une dimension infinitésimale et cosmique), mais aussi notre temps subjectif dans ses multiples manifestations (temps relatif, temps du rêve, mémoire, durée, etc.). Dans les explorations multimédias (achevées, en cours ou à l’étude) du projet BW, les aspects expérientiels et abstraits du temps s’entrelacent dans le même tissu et signalent différentes dimensions de la réalité. Avec ses découvertes étonnantes (dilatation du temps, relativité, entropie, déformations temporelles et tunnels spatiotemporels, etc.), la physique moderne a démontré dans quelle mesure le temps ne peut être séparé de notre observation et comment il change selon nos points de vue relatifs. Encore une fois, le temps ne peut tout simplement pas être réduit à un facteur extérieur.
Les projets BW présentent un engagement artistique avec ces forces temporelles et, en re-calibrant la mesure du temps au-delà de notre seuil de perception, ils nous invitent à prendre le temps de flâner dans leur dédale immesurable et à envisager d’autres modes, trajectoires, récits et rythmes temporels. En tant qu’horloge, indicateur et monument temporel, la BW donne au temps une forme allégorique dans laquelle nous sommes à la fois Saturne et les enfants de Saturne, à la fois les dévoreurs et les dévorés de notre époque. En tant que déchaînement performatif et direct du temps, les pulsations et les fluctuations corporelles de même que les multiples perceptions sensorielles qui composent le vécu ne se situent pas à l’extérieur du cours du temps, mais en sont elles-mêmes la mesure, l’horloge pour ainsi dire de notre devenir dans le monde. Nous aussi sommes des montres et des horloges : nous dévorons notre temps et persistons dans la durée, tout comme nous sommes dévorés par le temps et succombons finalement tous à l’entropie. Dans un monde soumis aux diktats du temps productif et à la tyrannie du moment en temps réel de la communication constante, le ralentissement temporel radical de mille ans que propose Bernatchez est un geste tonique : il ouvre la porte à des aberrations de toutes sortes en termes de dilatations spatiotemporelles, d’acrobaties dans le temps onirique et de voyages dans le temps, et il nous incite à nous mêler aux particules subatomiques tournoyantes, à l’expérience anthropologique et à l’expansion cosmique, dans une danse sur la flèche de la course irréversible du temps.
Mars 2010
TIME TO TELL
Reflections on Patrick Bernatchez’s BlackWatch Project by Bernard Schütze
What cargo might have berthed at the Spiral Jetty?[...] My guess is that the cargo was a clock, of a very special kind. In their way, all clocks are labyrinths, and can be risky to enter.[1]
With his timepiece BW (BlackWatch, 2010), [2] a black wristwatch consisting of a blank face and a single hand that will take a 1,000 years to complete one revolution, the artist Patrick Bernatchez invites us to venture into a labyrinth of time. This watch, the core element of his latest project cluster—provisionally titled Lost in Time and which is to include works in various media all touching upon the dimension of time—works both literally on time by making it operative for a very lengthy period (from a human perspective), and allegorically through a multifaceted exploration of the 4th dimension as it pertains both to human experience and matters beyond its grasp. I shall take an initial step into the clock maze by focusing on the notion of performative time, and continue onwards on a bifurcating path to examine the BW as a monument made of time, and to finally follow the arrow of time’s flight into a horizon where subatomic, cosmic and experiential temporal modes are forever converging.
Entry Path
With the BW work Patrick Bernatchez presents a wristwatch—an object that concretely translates an everyday understanding of time—to point to various manifestations of time that escape ordinary human perception. Through an alteration of conventional chronometry (the replacement of the usual 60 second/60 minute/12 hour clock with a single hand to measure a 1,000-year block) the BW radically slows chronometric movement down and makes it imperceptible to the human eye. Yet, the incessant ticking leads us to assume that the timepiece is moving as it measures the indicated time frame with precision. In fact, it is this change of parameters, this stretching of rationally calculated temporal units that enables one to consider time independently of its relation to measured movement. In beholding the BW one is pulled into a contemplation that encompasses both the sensible (the visibility of the watch, its black colour, the audible ticking of the mechanism, the tangible feel of its metallic frame) and the conceptual (the consideration of time as a complex dimension which opens the door to all manner of curious temporal possibilities: time dilation, spacetime warps, wormholes and time travel, etc.).
The BW thus employs an apparently ordinary and recognizable perceptible element to lead one into a temporal labyrinth in which the inscrutable face of time emerges in a variety of surprising guises. Time itself—considered not as a material property but rather as a structuring dimension and a condition of emergence—being faceless, like the the watch, only becomes visible through the effects it imprints on its spatial masks (stasis/movement, growth/decay, order/chaos). The BW’s combination of an ordinary and present object and an extraordinary and abstract time-span thus cleaves a deep rift between perception and cognition that may induce a state of temporal vertigo.
Viewed from this angle the BW can be considered a dizzyingly performative artwork, because from the instance the mechanism begins to tick the underlying concept is put into practice and actualized. Through its promised future operations the BW opens a field that contains any potential and eventual occurrence within the duration of its 1,000 year revolution. It is the performance of the traveling hand that is circumscribing the epochal temporal field. Furthermore, this performance derives from the instrument’s intrinsic and self-contained motion through time. In this regard time is not an exterior element which the watch measures, but is intrinsic to its continuous motion: the watch contains time within it, as much as it is in time.
The watch’s temporal performance is both pragmatic and futile. It is pragmatic because it puts time into practice, directly and clearly by activating an invented millennial chronometry which uncouples time from its dependency on movement (the lack of apparent movement in this functioning watch induces a direct experience of time as duration). It is futile because this unhinging of time from motion obviously creates a situation that makes the wristwatch impracticable for any utilitarian measure. After all what good is a wristwatch that measures a span of time that is imperceptible for any mortal and which will clearly outlast him/her for many centuries? The BW’s operation can only be qualified as pragmatic when viewed within an aesthetic realm that serves to reveal time in its immeasurable, aberrant, abstract, and warped dimension. It provides a pragmatic (practice) glimpse into time in its immeasurable—but no less real—modalities. It is in this regard that Bernatchez can be said to deploy the BW, and its related projects,[3] to malleably work time as an artistic “material.”
Bifurcation # 1: Monumental Time
The laying out of a 1000-year future performative time opens up many possibilities to weave all manner of manifestations into the temporal fabric. Though the object is spatially unimposing and mundane, in its temporal dimension the BW can adequately be defined as a monument; a monument whose medium is time. Through its monumental millennial extension the work acts as a reminder and admonition of a time to come. Like a spatial monument this temporal extension is intended to outlast mortal individuals, to endure over a time period of historical proportions and stand as testimony for a collectivity, i.e. a people or a civilization. In this perspective the BW is indeed a monument, but a monument that (unlike a traditional sculpture) calls upon us to remember, recollect not what is past, but what is yet to come; it is a monument to a future, the contours of which are yet to be shaped by onlookers from hereon in. Furthermore, the BW is an active and rather direct memento mori that is slowly ticking away individual life spans and those of generations over the centuries.
In opening a vast temporal field practically beyond measure the BW also touches upon an aesthetic of the sublime in its Kantian definition as what is boundless and humanly ungraspable (or barely graspable). However, the BW both contains the contours of individual lived time while also exploding its framework through the grand time dilation. A complex operation that the work effectively performs by yoking a monumental and sublime temporal dimension with a direct and ordinary spatial apprehension of the object that is ultimately hinged on lived, experiential time.
Bifurcation #2 Whose Time for When?
Time is the substance I am made of. Time is a river which sweeps me along, but I am the river; it is a tiger which destroys me, but I am the tiger; it is a fire which consumes me, but I am the fire.[4]
The BW—with the various projects clustered around it—in many ways encapsulates Borges’ understanding of time as something simultaneously acting upon us from the outside and that constitutes us from within as the very “substance” whereby we are and act on the world. In its abstract scientific conception time is that which is vaster than us, engulfs us and ultimately devours us in its passage (the law of entropy expressed both in the infinitesimal and cosmic dimension), but also our subjective time in its manifold manifestations (relative time, dreamtime, memory, duration, etc.). In the BW project’s multi-media explorations (completed/in progress/or under consideration) the experiential and abstract aspects of time are woven into the same fabric and indicate different aspects of its reality. With its surprising discoveries (time dilation, relativity, entropy, spacetime warps, blackholes, etc.) modern physics has shown to what extent time cannot be severed from one’s observation of it and changes according to one’s perspective. Again, time cannot be simply abstracted as a merely external factor. The BW projects presents an artistic grappling with these temporal forces and in recalibrating the measure of time beyond our perceptual threshold it invites us to take the time to wander in its immeasurable maze and entertain other temporal modes, trajectories, stories and rhythms. As a timekeeper and indicator and temporal monument the BW makes time manifest as an allegory in which we are both Saturn and Saturn’s children, both the devourers and devoured of our own time. As a performative and direct unleashing of time, bodily pulsations, rhythms, fluctuation and multiple sensory perceptions that make up lived experience are not outside the flow of time, but themselves the measure, the clock as it were of one’s becoming in the world. We too are timepieces and timekeepers: we devour time and persist in duration, as much as we are devoured by time and eventually succumb to entropy. In a world driven by the dictates of productive time and the tyranny of a real-time instant of communication, Bernatchez’s radical 1,000-year temporal slowdown is a tonic gesture to welcome all sorts of aberrant spacetime dilations, dreamtime acrobatics and time travel plans and to mingle with whirling subatomic particles, anthropological experience and cosmic expansion in a dance on the arrow of time.
[1] J.G. Ballard response to the artist Tacita Dean’s observation that Robert Smithson supposedly created the Spiral Jetty as a means to reach the bottom of the Great Salt Lake, which some consider to have been the centre of an ancient world. See: http://www.guardian.co.uk/books/2009/apr/27/tacita-dean-jg-ballard-art
[2] The brainchild of Patrick Bernatchez the BW (BlackWatch) was designed and crafted in collaboration with Roman Winziger a renowned Swiss watchmaker. The works title BW is an initialized form of the watch itself and the respective surname initials of the artist and watchmaker.
[3] Though the focus here is primarily on the BW, it must be considered as a central element of an ongoing global project consisting of a variety of subprojects (in various stages of progress, gestation or conception) each of which explores the concept and phenomenon of time from various angles. These projects include (or will/may include) a reworking of Bach’s Goldberg Variations using a prepared piano, a film involving time travel and cryogenics, a two part 20-year periodic video cycle focusing on lived time, a staged struggle between projected light and an energy/time devouring black screen, a cyclical production of pictorial works, and other as-of-yet unspecified artistic projects. Regardless of their eventual form, these projects are inserted into the time field of the BW where they serve to explore the multilayered nature of time.
[4] Jorge Luis Borges, “A New Refutation of Time," in Labyrinths: selected stories & other writings, New York: New Directions Publishing, 1967, p. 247.